5h50. Je suis tiré du sommeil par la prière du muezzin qui rythme nos journées, désormais. Etonnant dans un pays hindouiste pourtant. Les Musulmans représentent tout de même 20% de la population et la prière résonne dans les rues à 3 reprises, au moins d'après ce que j'ai entendu.

C'est quelque chose, cette prière. Celle du matin débute à 5h50 précises, d'un coin de la ville, assez éloigné du nôtre. La voix est mollement portée par le vent, déformée, arrondie au gré des obstacles.

 

désolé pour la mauvaise qualité du son, beaucoup de vent. Plusieurs chants à 2:00

 

Puis quelques instants plus tard, c'est un nouvel "Allah Akbar" qui s'envole d'un autre endroit, sans aucune concertation ni harmonie avec le premier, et les deux viennent se mêler au-dessus de la ville encore endormie. Puis un troisième se fait entendre alors, d'ailleurs encore. Et ainsi de suite jusqu'à ce que vers 6h, une chorale de voix plus ou moins gutturales se mettent à s'élever des quatre coins de la ville, totalement désaccordées les unes des autres pour finir par se lier en longues plaintes fantômatiques et un peu lugubres... mais c'est quand même si beau. C'est idiot mais j'associe cela aux chants corses. N'entendre que ces chants alors que tout dort, qu'on est dans son lit (ou dehors, pour le coup, il fallait que j'enregistre ça) est vraiment unique. On a presque l'impression de voir ces voix danser mollement au-dessus de la ville, comme des spectres gémissants mais qui parviennent finalement à s'harmoniser en une complainte triste et lancinante. Nouvelle expérience, donc.


Mon time-lapse tourne comme un grand, le soleil ne devrait plus tarder sur la muraille de Mehrangarh. Je suis emmitouflé à une table du restaurant sur le toit-terrasse et ça caille un peu.

Une nouvelle rumeur s'élève maintenant du ventre de la ville : la prière a véritablement donné le signal du réveil. A l'appel du muezzin succèdent d'autres musiques, plus profanes, mais aussi d'autres prières ou psalmodies. La ville est réveillée, s'étire, et s'apprête à se lever pour une nouvelle journée trépidante.

 

DEPART

 

Après le petit déjeuner, ce sont les au revoirs, presque déchirants. On a vraiment l'impression de quitter la famille. Nous descendons au rez-de-chaussée pour régler la note et nous retrouvons avec... ben justement, toute la famille : le boss, qui doit avoir 35 ans à tout casser, sa femme, très jolie et timide dans son sari jaune soleil, son frère, leurs deux parents, tout sourire et la petite de 4 ou 5 ans qui se coiffait pour partir à l'école, les yeux déjà malicieux même aussi tôt. A la famille s'ajoutent le cuisinier/serveur/gestionnaire népalais et son jeune assistant. Et nous sommes tous les 10 entassés dans l'entrée de la guesthouse qui ne fait pas plus de 4 mètres carrés, dans un silence quasi-monacal pendant que le patron calcule la note et la rédige. Il faut aimer le contact.

 


 

Je joue un peu avec la gamine qui est venue nous voir les deux soirs à table, nous montrant ses jouets et s'invitant même à plusieurs reprises carrément dans la chambre. La famille, te dis-je, lecteur, la famille. Je joue, mais je fais attention, car les codes sont assez stricts, surtout concernant les enfants : ne pas leur toucher la tête, surtout pas : cela porterait malheur. On ne tend pas non plus la main gauche pour saluer car c'est la main impure (ça, je l'ai appris à maintes reprises lorsque des gens me saluaient et me mettaient un gros vent au dernier moment quand je leur tendais la mauvaise main car je tenais mon appareil de l'autre), ne pas montrer ou toucher du pied... et certainement d'autres subtilités qui pourraient jeter un froid soudain. Je lui fais donc juste deux ou trois guilis sur le ventre de la main droite, c'est gagné, elle s'esclaffe et sa mère sourit, puis je lui serre la main à la suite de tous, comme une grande.

La note arrive, toujours dans un silence de mort. On se croirait en Sicile, face au parrain local. Puis il tient à nous détailler toute la note et on lui fait comprendre que tout est parfait, on lui fait confiance (et c'est vrai). Grand sourire, main au coeur. Le coup de grâce arrive quand je leur demande si on peut faire une photo de groupe. Il frôle l'apoplexie de bonheur.

On passe dans la grande salle, les grands, les petits, les vieux et les jeunes, on veut tout le monde sur le cliché. J'en prend un, Olive en prend un, puis le Népalais nous prend tous, puis c'est au tour de prendre une photo avec le portable du boss. Ils sont adorables.

Nous finissons par payer et le cuistot népalais et son commis prennent nos sacs et nous amènent sur le chemin de la Clocktower, notre point de rendez-vous avec notre chauffeur.

 

COMME UN SOU NEUF

 

Sunoo nous retrouve en chemin, il est garé sur le bas-côté. Je ne le reconnais pas de suite, je le prends pour un chauffeur quelconque qui cherche une course... quelque chose a changé, quand même, c'est bizarre. On met les sacs dans le coffre, "you OK? stomach OK? You happy, I'm happy!" et c'est là que je comprends. Il s'est fait une beauté : plus un cheveu blanc, ils sont teints d'un noir de geai, coupés, lustrés, brillants, la moustache drue, au garde-à-vous, dis-donc, c'est un autre homme. Il sourit même ce matin!

Départ pour Udaipur, notre étape de ce soir, avec un arrêt à Ranakpur pour voir un temple jaïn qu'il ne faut pas manquer apparemment. A peine un quart d'heure après le départ, le Dieu des Commissions s'empare de nouveau de lui. "You want visit vishnoy village? there like err pottery, err like err carpets, you can photo pottery, very nice, you happy!" Ffffff c'est sportif de le comprendre, parfois. Il met "like" à toutes les sauces, c'est pénible et ça brouille le message.

Donc nous finissons par accepter d'aller voir ces artisans potiers et autres et les voir bosser. En fait, le type se met à son tour quand on arrive, il a son texte bien rôdé, il nous fait deux ou trois pièces en deux tours de mains (ou plutôt deux tours de tours, haha) et j'ai soudain une pensée émue pour ma fille qui l'année dernière a frôlé l'AVC de colère en essayant de fabriquer une misérable boîte à comprimés pour Papi avec son tour de potier électrique reçu pour Noël. Bref, elle serait folle si elle voyait ça : le tour fait une centaine de kilos, il le fait tourner à la main sur un pivot au sol et vas-y qu'il balance son argile et fabrique ce qu'il veut, c'est super habile. En même temps, c'est un peu son métier.

Bon client, je lui achète deux lampes à huile. Si, c'est bien, les lampes à huiles, pour mettre... ben de l'huile et l'allumer pour... ben pour s'éclairer l'été à table, ou l'hiver, ou encore pour mettre de l'huile à la citronnelle pour écarter les moustiques l'été à table... bon bref, j'en avais désespérément besoin.

 


 

Puis juste à côté, comme par miracle, un imprimeur sur tissu ! Qui nous sort d'abord une pauvre étoffe pourrie vaguement imprimée de motifs de feuilles rouges sur lesquels il retamponne les mêmes motifs à la boue, en décalé. Il est con ou bien ? Je donne pas cher du résultat.

Puis il nous montre le résultat.

Ah ouais. Pas mal quand même. Le même tissus, les mêmes imprimés, mais il est bleu indigo maintenant, et les feuilles sont d'un rouge profond aux bords marron foncé. Mais comment...? En fait, la boue doit sécher au soleil et l'étoffe est trempée dans l'indigo après coup pour colorer tout le tissu sauf la partie boueuse. Trop fort ! Il obtient d'autres couleurs "toutes naturelles" avec du citron et d'autres substances que je ne comprends pas. Et il commence à nous déballer ses fabrications.

Bon, les motifs restent... indiens, mais très franchement, certains sont sympas. D'ailleurs, cette pièce pourrait fort bien servir de nappe (ce n'est pas comme si j'avais acheté un sari hier soir, justement en guise de nappe), oh, et celle-là une serviette de plage. Moi qui y vais si souvent ! Il nous en déplie deux autres, deux fois plus grandes, qui ont un motif central assez psychédélique de queue de paon. Utilisée en nappe, elles doivent sans aucun doute avoir le pouvoir de causer une cécité instantannée à tous les convives. Je passe. Mais l'autre, là, la rose, est sympa. Justement, j'avais besoin d'une nappe rose. On a toujours besoin d'une nappe rose, un jour ou l'autre, non ?

Olivier n'est pas en reste, même s'il glousse de me voir vouloir tout acheter. Il a ses poteries aussi, et sa serviette de plage (des éléphants bleus - il pourra même laver les voitures sur le parking de la plage avec !). Nous sommes horriblement faibles.

Au moins, on se rachète un peu des hôtels refusés à notre chauffeur...

 

RANAKPUR

 

Non, ce n'est pas un méchant dans un album de Tintin. C'est bien un lieu de pélerinage pour les Jaïns, qui croient que la délivrance peut être atteinte si l'âme est totalement purifiée. La pureté signifie se défaire de tout "karma", une matière engendrée par les actions et qui s'attache à l'âme. Diverses pratiques comme le jeûn et la méditation, la conduite juste sont essentielles et son fondement est la non-violence, en pensée comme en action envers tout être vivant, du plus infime au plus énorme. Ils sont ainsi quasiment végétaliens (ils boivent du lait). Ils représentent seulement 0,4% de la population.

Nos hôtes à Jodhpur étaient Jaïns. C'était d'ailleurs leur nom de famille, comme on l' appris ce matin en prenant leur carte. Et le patron nous a bien expliqué dès le premier soir qu'il n'avait pas le droit de cuisiner de la viande et que si on voulait un restaurant non végétarien, ce n'était pas un problème : il nous enverrait chez un ami.

Bref, donc après une route pourrie, nous arrivons au bout de près de 3 heures à Ranakpur. Nous croisons en route une procession religieuse qui s'étire sur des centaines de mètres même si les participants ne sont pas si nombreux.

 



 

Beaucoup de consignes à prendre en compte pour que la visite se déroule dans les règles de la religion jaïne : pas de photo des idôles à l'intérieur du temple, pas de bermuda, pas de bras découvert, pas de cuir (sandales, sacs, ceintures), pas de bruit, 200 roupies de contribution (incluant un audio-guide) plus 100 roupies par appareil photo, plus 20 roupies de location d'un pantalon pour moi qui suis en bermuda, plus 100 roupies de caution pour ledit pantalon (et moche comme il est, ils n'ont rien à craindre, je leur rendrai).

L'intérieur est incroyable : une forêt de colonnes sculptées pour beaucoup comme de la dentelle, 1440 au total, toutes en marbre. D'ailleurs le temple entier est fait de cette matière. Des numéros de pistes d'audio-guides sont accrochés ici et là sur certains pylones, les gens déambulent au gré de leurs envies ou de leurs écoutes. Des singes jouent les curieux à l'extérieur et se font photographier et beaucoup, beaucoup de monde partout.

 







Moi, toutes ces contraintes au départ m'ont quelque peu irrité, il ne m'intéresse pas plus que ça, ce temple. Au bout d'une heure et demie, j'ai fini toutes les photos que je voulais faire, mon audio-guide est tombé en panne de batterie et je rôde comme une âme en peine entre les colonnes blanches, au rythme des chants des fidèles devant l'autel central. Je finis par en avoir marre et me mets à la recherche d'Olivier pour voir où il en est. Il commence à se faire tard et j'avais soumis l'idée qu'on arrive à Udaipur avant la fin d'après-midi pour profiter de la meilleure lumière et photographier le palais sur le lac.

Loupé. On se retrouve finalement une longue heure après et décollons pour les deux dernières heures de route de la journée, sur une petite route de montagne encore plus accidentée que la précédente. Les dieux ne sont pas avec nous aujourd'hui.

 

UDAIPUR

 

Nous déjeunons/faisons 4h pendant que notre chauffeur se restaure dans un routier indien en pleine pampa. Nous nous attaquons aux mangues achetées la veille qui sont juste succulentes... mais qui tâchent tous les supports (le lavabo hier, qu'il a fallu frotter, mes mains aujourd'hui... que j'ai dû frotter également). Nous arrivons à Udaipur vers 18h : 2h30 pour faire 100 km. Du jamais vu.

Sunoo nous dépose encore une fois à quelques centaines de mètres de notre logement car la voiture ne passe pas. Nous nous rechargeons comme des bêtes avec nos sacs pour longer la première rue en enjambant les tas de détritus et les bouses puis nous nous engageons sur la passerelle qui enjambe le lac Pichola au bord duquelle Udaipur est située. Euh... le Lonely Planet le décrit comme "un scintillant lac" avant de le qualifier directement de "vaste étendue d'eau limpide". Je te leur ferais boire, moi, leur eau limpide, ça les calmerait d'écrire des conneries pareilles. Mais le cadre est néanmoins très romantique : de multiples palais et havelis se dressent en bordure de lac avec au fond des falaises boisées.

 


 

Mais pour l'heure, nous arrivons enfin à la pension réservée. Bonté divine. C'est du roots cette fois. On n'est plus habitués ! Un cafard est écrasé sur le mur, la salle de bain ferait envie à un lépreux, il n'y a pas de serviettes ni de draps de lit... heureusement que nous avons nos sacs à viande : des sacs de couchage en simple tissu que tout bon routard se doit d'avoir pour pouvoir dormir partout sans avoir à se demander si les draps ou couvertures sont propres ou grouillant de bestioles. Donc, faux pas. Ça ne sera pas le dernier, probablement.

Je pars faire un tour dans les ruelles environnantes et je découvre que c'est l'anniversaire de Shiva, le Destructeur, sans qui toute création serait impossible. Toute l'Inde est en fête ! D'où la procession que nous avons dépassée cet après-midi, tout s'explique. Ici, point de procession, en tout cas pas aux alentours. Des guirlandes fleuries pendent d'absolument partout, la musique pop, rock, religieuse braille à chaque coin de rue, des jeunes dansent en buvant des lassi conçus par dizaines sur de grandes tablées. Le réceptionniste de l'hôtel m'explique que d'un côté il y a les lassi normaux, nature (boisson à base de yaourt et de lait, arômatisée ou pas), et de l'autre, les bang lassi : les mêmes, mais au cannabis! Je comprends donc mieux maintenant pourquoi autant de jeunes ont leur gobelet de lassi (mais pas que!).

 

Nous mangeons sur le toit-terrasse, un concept décidément très en vogue en Inde. Le repas est assez moyen. Je demande un plat chinois, un chowmein, sorte de plat de nouilles cuites avec des légumes, et ils me servent une version indienne épicée. Super pour consolider mon état qui s'améliore depuis ce matin. Je n'en mange que la moitié et on partage nos plats avec Olive et un chat qui vient finir nos assiettes, comme si de rien n'était. En dessert, je décide de me faire une glace typique indienne, aux amandes et aux pistaches. Olive lui reste avec son keer. Non. Pas du kir avec du cassis et de vin blanc; Du keer : la version indienne du riz au lait, arômatisé évidemment. Il obtient ce qu'il a demandé, une soupe de riz au lait. Le keer est très liquide. Et moi : on me porte un esquimau. Super.

Dernier tour de ville après manger, nouvelle séance photos nocturne puis retour au bercail. Les sonos se sont tues depuis un moment et maintenant c'est un chant collectif qui a pris le relai quelque part, dans un micro avec une grosse, grosse enceinte. Il est minuit. Nous sommes en Inde. Happy Birthday, Shiva.